Quand, au sein d’un couple, la dépendance de l’un prend la forme d’une l’emprise sur l’autre, l’idée même de rupture devient proprement impossible.
Le film de Shlomi et Ronit Elkabetz : Gett, le procès de Viviane Amsalem constitue une critique implacable d’un des aspects les plus archaïques de la société israélienne. Le mariage civil n’y existe pas et, pour pouvoir divorcer, une femme doit justifier auprès d’un tribunal rabbinique le bien fondé de sa décision, afin que les juges puissent convaincre à leur tour le mari d’accepter le divorce et de bien vouloir répudier sa femme. Ainsi seuls les rabbins peuvent prononcer la dissolution d’un mariage, si - et seulement si - ils obtiennent le consentement de l’époux.
Mais cette histoire est aussi celle d’un couple. Amorcée dans le premier puis le second volet de la trilogie des deux cinéastes, Prendre femme, puis Les sept jours, elle trouve ici son achèvement. Mariée à Elisha à l’âge de quinze ans, Viviane, mère de quatre enfants, étouffe depuis des années dans son couple, auprès d’un mari qu’elle n’aime plus, qui reconnaît de son côté qu’ils sont devenus « incompatibles », mais qui ne supporte pas l’idée qu‘elle puisse lui échapper
Au delà de la problématique religieuse - Viviane n’a pas la même conception obsessionnelle que son mari de ce qui est permis ou pas, au delà du pouvoir des hommes et de la révolte des femmes, au delà d’une idéologie qui veut que la « paix des ménages » puisse s’incarner dans le maintien d’une relation sans vie, sans amour, sans sexualité, faite de querelles incessantes et de violence à peine rentrée, c’est la question de la possessivité et de l’emprise qui se trouve ici illustrée
Elisha n’est pas un méchant homme, c’est même un homme « bien » tout le monde souhaite en témoigner : il ne bat pas sa femme, il est pieux, un peu trop peut-être, tant il est pointilleux dans le respect des rituels et des règles, mais il est surtout incapable de supporter l’idée que sa femme puisse être heureuse sans lui.
La procédure, telle que la montre le film, peut durer des années, il s’en moque. S’il vient au tribunal tous les deux ou trois mois, c’est pour dire que non, ce qu’elle veut elle, lui, il n’en veut pas : il n’est pas « disposé », selon les termes des juges, à accorder le divorce à cette femme. Ou alors il ne vient pas et tout est à recommencer. Même si elle s’est refugiée chez une parente et que, depuis si longtemps ils ne vivent plus ensemble, il ne cédera pas. Il est prêt, il le dit à « reprendre sa femme » et sinon, si elle ne veut pas revenir, il est prêt à tenir aussi longtemps qu’il faudra. Jusqu’à ce qu’elle abandonne, ou que les juges, exaspérés, les chassent du tribunal. En attendant, son visage se ferme et il se mure dans son refus « Il me déteste s’écrie un jour sa femme, ce qu’il veut, c’est s’assurer que je ne serai jamais heureuse. Tant qu’il ne me verra pas complètement ravagée, il ne se calmera pas, il ne s’arrêtera pas.
« La vie de ma cliente lui appartient » renchérit l’avocat de Viviane. Et ce n’est pas une figure de style. Tant qu’ils n’auront pas divorcé, cette femme ne sera à personne d’autre qu’à lui.
« Et te voilà permise à tout homme ». C’est la phrase qui doit clore devant les rabbins la procédure du divorce. Et c’est précisément cette phrase là qu’Elisha ne parvient pas à prononcer.
Sans doute est-il plus facile de divorcer en France qu’en Israël mais la question de la possessivité ne se pose pas ici avec moins d’intensité parfois que là bas. Plus totalitaire encore que la jalousie, la possessivité récuse à l’autre toute autonomie : maintenir le lien, c'est maintenir l'emprise. Au centre il y a l’angoisse terrible de celui dont le sentiment d’existence dépend de l’objet qu’il contrôle, sur qui il n’exerce son pouvoir que pour mieux masquer le vide qui le constitue. Que Viviane s’éloigne de lui, Elisha peut le supporter dans la mesure où il continue à la tenir à distance dans une sujétion permanente. Mais qu’on lui demande de briser cette chaine qui la rattache à lui et dont il peut lui faire sentir, quand il le veut, la force et le poids, il n’est pas question qu’il y consente : il se mettrait psychiquement en trop grand danger.
De manière plus générale, et sans aller jusqu’à ces cas limites de dépendance et d’emprise, accepter que l’autre qu’on a aimé, qu’on aime peut–être encore puisse « appartenir » à quelqu’un d’autre, n’est jamais très facile à imaginer. Sauf à considérer justement que personne n’appartient à personne et que l’amour n’a de sens que dans ce risque que lui offre la liberté.
Article paru dans le JDF
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